Les comédies minute de Jeanne Worms ou Le hasard n’existe pas

 

Le 17 décembre prochain, à 10 heures, une allée proche du Théâtre Marigny et des Champs Elysées sera nommée au nom d’une écrivaine au talent très rare, Jeannine Worms (1920-2006), à la fois essayiste, romancière et dramaturge.

La cérémonie de la pose de la plaque sera présidée par Anne Hidalgo, Mairesse de Paris.

Or, le même jour, à quelques milliers de kilomètres de là, au Théâtre de Jérusalem, salle Mikro, aura lieu la première en hébreu des Comédies minute de Jeannine Worms, qui écrivait des pièces très cruelles, très drôles et très rapides, des tragédies seconde de quelques phrases.

On peut supposer que ce n’est pas par hasard et que le metteur en scène Roy Horowitz ou les traducteurs, Yehuda et Sara Moraly, ont voulu que la première coïncide avec la remise de la plaque au nom de la dramaturge.

Il n’en est rien. C’est par pur hasard (mais on sait que le hasard n’existe pas) que les deux événements se déroulent le même jour. Et cette coïncidence n’est que la signature d’une série de coïncidences qui ont fait que des événements déroulés en Israël ont déterminé des événements se déroulant à Paris.

Jugez donc. Il y a assez longtemps, paraît dans Bama, le journal israélien spécialisé dans les Arts du spectacle, une pièce de Jeannine Worms, Mougnou Mougnou. Deux femmes papotent près du landau de leurs bébés –mais on s’aperçoit vite que les bébés qu’elles bercent sont des créatures spéciales qui vont s’entredévorer. Cette pièce, parmi les dizaines écrites par Worms, est jouée par deux femmes, l’une du style je sais tout, l’autre, la femme numero 2,du style nunuche dont la naïveté donne des ailes à sa savante partenaire. La pièce, magistralement traduite par Mikhal Zupan, a séduit une étudiante, Victoria Menasherov qui décida de faire un mémoire de maîtrise sur Jeannine Worms. La directrice de cette recherche, Sharon Leavi Aronson, se passionna pour le Théâtre de Worms et, devenue Chef du Département d’études théâtrales à Tel Aviv organisa, en collaboration avec Sefi Handler, le directeur de la Galerie d’Art de l’Université, une exposition « Manières de table » où étaient jouées deux pièces de Jeannine Worms, encore deux pièces de femmes, Le Goûter et La recette –encore deux pièces à l’humour noir et grinçant qui la caractérise. Ces pièces où la nourriture est centrale, une nourriture très spéciale puisque les deux femmes mangent leurs maris.

Yehuda Moraly, très admiratif du Théâtre de Worms, écrivit à l’occasion un texte de présentation qu’il destina, en hébreu, au catalogue de l’exposition, en français à une nouvelle revue francophone, A la page. Ce texte, envoyé en France, séduit Malka Markovitch, qui le publia dans son site, Palmyre. Or, Malka Markovitch venait de rééditer son livre Parisiennes, un livre consacré aux rues de Paris portant des noms de femmes. Elle était très consciente du peu de rues parisiennes portant des noms de femmes et désireuse de multiplier ces rues. Elle proposa alors à la Mairie de Paris le nom de Jeannine Worms. La très impressionnante carrière de celle-ci, son œuvre considérable, publiée chez des éditeurs prestigieux, firent le reste. Et, après un an de démarches et d’efforts, ce qui est très peu, voici Jeannine devenue allée, mais pas n’importe où, à côté de l’allée Marcel Proust, non loin des Champs Elysées et non loin du domicile où elle vivait, quand elle vivait, rue du Faubourg Saint-Honoré.

Que ce soit un spectacle israélien qui ait finalement provoqué cette nomination est assez extraordinaire, comme le fait que le même jour, elle se fasse découvrir, par ces pièces rapides, cris de désespoir, de délire, au public israélien.Jeanne Worms était juive mais n’avait rien d’une sioniste. Mais la voilà, post mortem, faisant une alya artistique. Elle est la représentante d’un groupe peu connu, celui des dramaturges juifs français, de Feydeau (sa mère était juive), à Ionesco (sa mère était aussi juive), à Tristan Bernard, Alfred Savoir, (Poznanski), Fernand Nozière (Weill), Grumberg, Vinaver, Yasmina Reza, Danièle Chalem, Kalisky, etc, etc…

Un Judaïsme qui, souvent ne s’avoue pas, mais qu’on perçoit, au-delà des gags ,des cabriole.Un humour absurde, féroce, qui pourrait bien caractériser les créateurs juifs. Le fantôme des Marx Brothers passe à travers les lignes du Théâtre de Worms.

Espérons que le public du 17 décembre soit sensible à cet humour complexe et tourmenté.

Non au guet-chantage

 

Cette semaine, au Tribunal rabbinique de Tel-Aviv, quatre femmes, deux de Paris, une de Strasbourg et l’autre de New York, ont été libérées.

Elles ont obtenu leur gett, après un combat âpre.

Six ans, quatre ans, 24 mois et 18 mois de souffrance.

Quatre histoires de femmes courageuses qui ont choisi de se battre, de lutter pour leur dignité, leur liberté, leur droit d’être une femme maître de son destin.

Les quatre époux, homme d’affaires, avocat, médecin, influents dans la communauté juive étaient persuadés d’être dans leur bon droit.

L’un d’entre eux est d’ailleurs un des 84 hommes signataires de la pétition de la Wizo pour les agunot !

Il nous a expliqué que ” sa femme à lui, n’était pas une aguna, et pourquoi le fait qu’il n’avait pas donné le guet à sa femme, deux ans après leur séparation, était légitime.”

C’est dire l’ignorance et l’embrouillamini.

” Nous avons un différend sur la répartition du patrimoine.”

” Je ne lui donnerais le gett, qu’après le divorce civil.”

” Elle m’a trompé, alors je ne lui donnerai pas son guet”.

” Je veux la garde des enfants. Donc pas de guet, tant qu’elle ne cédera pas. “

Ces arguments des époux récalcitrants nécessitent quelques éléments de réponse.

Le guet ne peut pas être utilisé comme levier de pression et comme monnaie d’échange dans un conflit sur le patrimoine.

Le guet n’est pas un moyen de punition dans les mains de l’homme parce que sa femme l’a trompé.

Le guet doit être donné sans rapport avec le divorce civil. En France, si une loi exige la tenue d’un mariage civil avant le mariage religieux, Il n’y a pas de loi identique sur le divorce. Par souci, trop strict du respect de dina demalkhouta dina” , les Tribunaux rabbiniques français ont établi une règle, qu’il faut changer si l’on veut mettre fin au “guet-chantage” et au “guet-racket”. Le lien avec le divorce civil est devenu un moyen pour nombre de maris d’extorquer de l’argent, des droits, des avantages.

Donner le guet à sa femme est une mitzva, un commandement biblique. (Dvarim, Deutéronome,24)

Certes, nous dit le cinquième Livre de la Torah, l’homme doit donner le guet de son plein gré, mais il n’est pas écrit que le guet est négociable. Détourner le sens de cette mitzva est une enfreinte grave à la Loi juive.

Les arguments utilisés par ces époux montrent l’urgence d’une clarté dans les messages des dirigeants religieux et communautaires. Le message doit être intelligible et clair.

Je rappelle la position du Rav Shlomo Stassman, un des juges rabbiniques les plus importants et influents d’Israël : “Lorsqu’il n’y a plus de chance de “shalom bait”, de paix dans le foyer, le guet doit être donné immédiatement.”

Haya et le gett impossible

 

Je vous mets souvent au courant d’histoires à succès, de femmes agunot que nous avons réussi à sauver. Et en effet des dizaines et dizaines de femmes ont pu retrouver leur liberté ces derniers mois; Malheureusement, nous avons aussi des histoires nombreuses et dramatiques, sans issue. Ces jours difficiles du mois juif d’Av je partage avec vous, une de ces histoires pour faire entendre la voix de celles qui vivent derrière des barreaux d’acier.

Elle s’appelle Haya (nom d’emprunt). Elle a 28 ans, vit dans un des quartiers orthodoxes de New York avec ses deux filles de 10 et 11 ans, sans espoir de vivre librement. Mariée sans l’être, interdite à tout homme, seule face à son destin.

L’histoire débute il y a douze ans. Ses parents sont en Israël pour quelques mois et réside dans un des quartiers orthodoxes de Jérusalem. Elle a alors 14 ans. Près de leur maison, un homme de 12 ans son ainé, Yaacov, (nom d’emprunt) s’éprend d’elle. Et lorsque la famille revient à New York, Yaacov s’installe lui aussi à New York et réussit à convaincre la jeune fille et sa famille. “Haya est la femme de ma vie”. Elle a 16 ans, il a 30 ans. Au bout de quelques mois, le roman d’amour tourne au cauchemar, violences physiques et morales de plus en plus graves. Le couple se sépare. Haya a 18 ans. Débute alors ce que Haya nomme la “descente aux enfers”. Le divorce civil traine devant plusieurs tribunaux de New York en raison d’appel et contre appels de l’époux. Il ne sera prononcé qu’en 2017, après dix ans de procédure !

Pour le divorce religieux, les choses se compliquent chaque jour. Devant plusieurs Beit Din de Brooklyn, l’époux annonce ouvertement qu’il ne donnera jamais le gett à sa femme. En 2011, alors en vacances en Israël, il est convoqué au Beit Din de Jérusalem, mais en raison d’une erreur grave du dayan d’alors il promet de donner le gett à New York, ce qu’il ne fera évidemment jamais après avoir réussi à quitter Israël en échange d’une caution.

Avec le Beit Din de Tel Aviv nous avons mené de multiples tentatives : pression sur la famille de l’époux, famille connue de rabbins du quartier orthodoxe de Beit Vegan à Jérusalem, des heures de négociations y compris nocturnes entre les juges rabbiniques et l’époux, réfugié entre temps à Los Angeles, pressions financières de toutes sortes, y compris sur ses biens en Israël. Mais rien n’y fait; le scénario cauchemardesque se répète à plusieurs reprises: après des mois de refus ou de silence, ouverture de négociations, l’épouse cède peu à peu sur tout, abandonne ses biens, ses droits à une pension alimentaire. L’époux dit oui puis quelques jours après dit non et clame qu’il ne donnera jamais le gett à sa femme qui restera sa femme à vie …

Haya a 28 ans et face à elle le néant. ” A cause de cette affaire, je ne dors pas la nuit” a dit un jour le dayan de Tel Aviv chargé du dossier. Et il n’est pas le seul.

Crédit photo : Merci à Yad Laisha et à l’actrice Hadar Dadon d’Habima pour l’utilisation des photos. En cas de reproduction de l’article ou-et des photos, obligation de préciser le crédit photo et l’origine : En direct de Jerusalem, le Blog de Katy Bisraor Ayache.

 

Deux histoires de gett

 

 

Nous avons cette semaine réussi à libérer deux jeunes femmes d’un mariage impossible, l’une de Paris, l’autre de New-York.

Elles ont eu leur gett  en Israël, après des mois de cauchemar. Deux histoires qui se ressemblent. Séparée depuis plus d’un an, sans espoir de “shalom bait”, de poursuivre une vie de couple, leur mari est convoqué à plusieurs reprises par plusieurs Beit Din locaux. L’époux “ignore” les convocations, puis promet de venir et ne vient jamais, mais continue sa vie, laissant sa jeune épouse, dans un tunnel sans fin, ni mariée, ni divorcée.

Certains rabbins et dirigeants de communautés, malheureusement jouent le jeu du mari, tentent de convaincre la femme de céder à des demandes sans fondement, et conseillent même au mari, dans le cas de New York, ” à laisser trainer l’affaire, elle finira bien par céder.”

Contrairement à cette attitude inacceptable d’un certain leadership, le Beit Din de Paris et un des Beit Din de Brooklyn, comprennent qu’ils sont face à “un chantage au gett”, ou à “un refus de gett non avoué ” de la part de l’époux et ne rien faire, risque d’imposer à une femme de moins de trente ans, une vie sans espoir.

La chance de ces deux jeunes femmes, c’est donc d’abord la mobilisation du Beit Din local, à Paris et à Brooklyn, qui ont fait une analyse juste de la situation. 

C’est ensuite, la politique de ‘” tolérance zéro” face aux maris récalcitrants menée avec détermination par le Beit Din d’Israël, dans ces deux cas, le Rav et Dayan Zvadia Cohen. Avec ténacité, le Beit Din d’Israël, depuis quelques années tente d’imposer à l’ensemble des Beit Din une politique claire : une femme ne peut plus être otage. Certes, il y a encore des bavures, des cas mal gérés, des situations intolérables, mais le message majeur est celui d’une tolérance zéro.

Le mari récalcitrant de New York, n’a eu aucun problème à expliquer au dayan, ” chez nous, c’est comme cela, si elle veut son gett, elle devra d’abord accepter “, avant de présenter une longue liste d’exigences  financières et liées à la garde de leur enfant.

Le Dayan du Beit Din de Tel-Aviv lui a répondu ainsi “ Jeune homme, lorsqu’il n’y a plus d’espoir pour une vie de couple, un gett se donne et se reçoit sans condition aucune. C’est la halakha.”

La reine Esther et l’agouna

Au début des années 2000, plusieurs organisations de femmes qui luttent pour libérer la femme agouna, ont pris la décision de marquer la journée internationale de la femme agouna, le 13 du mois juif d’Adar, le jour du jeûne d’Esther.

Comme la reine Esther prisonnière dans son palais, la femme agouna est « ancrée », « enchainée » à un mari fantôme, femme morte-vivante, sans espoir, sans statut, sans liberté.

Le sujet est un des défis majeurs du monde juif moderne.

Tout d’abord cette tragédie concerne des milliers de femmes à travers le monde. (Et d’hommes, mais le sujet est tout autre, les conséquences halakhiques étant bien moindre, pour les hommes dont les épouses refusent de recevoir le guet.)

Le refus de donner le gett ou le chantage au gett est un méga-phénomène, notamment en Diaspora. En Israël, des lois très sévères permettent de limiter les maris vindicatifs exploitants d’une manière honteuse la halakha. En Diaspora, même les Tribunaux rabbiniques les plus efficaces ne peuvent rien, face à un époux qui refuse de libérer sa femme.

Dans plusieurs pays et notamment en Amérique du Sud mais aussi dans des pays européens comme en Belgique, des femmes mariées ayant perdu tout espoir de recevoir leur guett, ont choisi de continuer à vivre et même d’avoir des enfants. A la tragédie humaine de ces femmes enchaînées, se rajoute des questions douloureuses et souvent insolubles de mamzerout, d’enfants illégitimes.

Conscients de ces tragédies humaines, le législateur israélien et l’establishment religieux ont pris l’initiative de nouvelles lois, visant à décourager les maris récalcitrants. Par ailleurs, la signature d’un contrat prénuptial, conforme à la halakha, et limitant les risques d’igoun donne déjà des résultats dans plusieurs communautés, notamment aux Etats-Unis. La possibilité d’annuler à posteriori un mariage, bien que très rarement utilisé, fait débat.

Mais pour cette journée internationale de la femme agouna, disons l’essentiel : la responsabilité du phénomène incombe à chacun d’entre nous, citoyen juif d’Israël et du monde, leader rabbinique, éducateur, dirigeant communautaire et médiatique.

Le message doit être clair : un homme juif ne peut pas retenir par la force une femme qui a dit non. Un homme juif ne peut pas négocier la liberté de sa femme. C’est contraire à la morale, c’est une indignité, c’est un opprobre pour la Loi juive.

Dernièrement, j’ai représenté devant le Beit Din, une femme religieuse, orthodoxe, d’une trentaine d’année, originaire de New York, séparée de son mari depuis huit ans. Son époux, lui aussi orthodoxe est membre actif et donateur d’une grande communauté de Brooklyn. Chacun connait le drame, chacun à choisir de se taire pendant des années. Nous connaissons des histoires identiques à Miami, à Paris, à Buenos Aires et partout dans le monde.

Lors d’un procès au Beit Din de Tel-Aviv, le Rav Stessman, un des dayan, juge rabbinique, parmi les plus importants d’Israël dans le domaine du droit familial, a répondu ainsi à un mari qui expliquait son refus de donner le guet car ” cela ne faisait que six mois qu’il était séparé de sa femme et que le divorce civil n’avais pas encore été prononcé.”

Lorsqu’il n’y a plus de chance de “shalom bait”, de paix dans le ménage, lui a répondu le Rav Stessman, que l’homme dit je ne veux plus vivre avec elle, que la femme dit je ne veux plus vivre avec lui, le guet doit être donné immédiatement. Sans attendre un seul jour. Un jour de plus c’est une situation d’igoun. ”

En d’autres termes, le guett ne peut en aucune manière être un moyen de pression. Les questions de garde d’enfants, de règlements financiers après. Et même le divorce civil, après. Le guett, d’abord.

 

Pour celles, ou ceux qui souhaitent un conseil juridique, nous avons une permanence en anglais et en français, tous les soirs du dimanche au jeudi, de 20h à 21h au +97239797755.

 

Yéroham, le néant prend vie

Le centre du Néguev n’est pas un plat pays. Baignés dans la lumière rasante, les mamelons de sable caramel s’y étendent à l’infini, avant de se changer en buttes de graviers, puis de rochers piquetés de touffes d’herbe poussiéreuses — des points verts tenaces sous le soleil torride. La terre semble brusquement immense. La grande amplitude, les ciels sublimes. À l’aube, les grisés du ciel se muent en teintes rosées; une lumière ocre voile le paysage immense où le bleu du ciel, doucement, se fait de plus en plus intense. La route du désert offre une traversée dans un temps différent. Loin des couleurs pétaradantes des villes du centre, la beauté est dans l’absence. Brusquement, au détour d’un virage, le néant prend vie. Au loin, tel un de ces mirages dont le désert est prodigue, apparaissent des maisons blanches aux toits rouges. Nous sommes à Yéroham. À moins de deux heures de Tel-Aviv.

Yéroham est née en 1951 au bord du grand cratère façonné durant des millions d’années par les torrents. Leur ruissellement a érodé la montagne jusqu’à provoquer l’effondrement du sol du désert. Les convois d’épices, d’encens et de myrrhe des caravaniers nabatéens traversaient ce paysage lunaire. Deux mille ans plus tard, Israël a créé des villages le long de cette route ancestrale. Les premiers habitants de Yéroham — des Juifs roumains rescapés de la Shoah — l’ont depuis longtemps quittée. La seconde vague, venue d’Afrique du Nord, n’a pas eu le choix de s’établir ailleurs que sur ces collines désertiques. Dans l’Atlas marocain et dans les synagogues de Tunis, les populations rêvaient de Jérusalem. Elles ont fini par construire leurs maisons dans le désert.

La moitié des dix mille habitants de Yéroham est originaire d’Afrique du Nord. Un tiers a immigré des anciennes républiques soviétiques dans les années 1990. Il faut compter aussi avec une petite communauté de Juifs d’Inde dont les femmes vont toujours drapées dans leurs saris colorés. Ajoutons quelques centaines d’ultra orthodoxes qui, pour payer un loyer moins cher, ont traîné leur redingote noire et leur chapeau de feutre sous les quarante degrés. Et des Juifs américains, des familles originaires des kibboutz environnants, des intellectuels, des jeunes religieux venus habiter là par idéal. Les habitants de Yéhoram se parlent, se heurtent, se divisent, s’embrouillent, se rejoignent et se mêlent parce qu’ils n’ont pas le choix.

À trente kilomètres au sud de Beer-Shéva, à quinze kilomètres de Dimona et à cent cinquante de Tel-Aviv, la petite ville perdue au fond du désert allait droit à la faillite comme beaucoup d’autres bourgades créées ex nihilo à la périphérie d’Israël pour peupler le territoire. Minée par les combats politiques, embourbée dans les dettes et la violence,  Yéroham cherchait un sauveur, un gestionnaire visionnaire. Amram Mitzna, l’ancien maire de Haïfa, avait l’étoffe pour relever le défi. Délaissant son fauteuil de velours rouge dans l’hémicycle de la Knesset, ce député travailliste influent a pris la direction du désert. L’Ashkénaze polonais est devenu le héros d’une ville séfarade. L’ancien général s’est plongé dans le social. Le dirigeant travailliste s’est allié à la droite religieuse. Le dictateur éclairé a sauvé Yéroham de la catastrophe, faisant de la petite ville un succès, un modèle, un symbole.

Amram Mitzna n’a été qu’un chef d’orchestre. Car la population de Yéroham « en voulait ». « Yes we can » fut sa devise bien avant de devenir celle de Barack Obama : oui, on peut changer son destin quand tout semble s’y opposer, quand la réalité promet la déroute. D’abord, on a planté le décor. Des places fleuries, le marché coloré du mardi, des centres communautaires flambant neufs, de belles avenues qui s’étendent dans l’espace infini, des parcs de jeux pour enfants. Voisins des immeubles miteux des années 1960, des quartiers de petites villas coquettes se sont édifiés dans le désert proche. Surtout, on a misé sur l’éducation. Un univers de délinquance a donné naissance à un leadership d’adolescents. Les petits génies qui fuyaient leur lycée à l’abandon pour les établissements  bon chic bon genre des kibboutz voisins, sont revenus dans leur « bahut » retapé à neuf suivre les cours de professeurs de qualité attirés par d’excellents salaires. Les taux de réussite au baccalauréat ont grimpé. Les mouvements de jeunesse ont convaincu. Au lieu de fumer en cachette, les adolescents peignent les murs de leur club et aident les personnes âgées à traverser la rue.

Les bambins casés, il fallait trouver des revenus plus décents à leurs parents. L’expansion du système éducatif, la création de petites usines et les technopoles du Néguev ont fait chuter le chômage en dessous des cinq pour cent. La petite ville a attiré en masse des éducateurs, des idéalistes, des pionniers, des hommes et des femmes de qualité. Séduits par le charme de cette bourgade située entre le grand cratère et un lac d’eau douce, ils ont donné de l’élan à Yéroham, ils lui ont insufflé une âme. Les premiers succès ont attiré les capitaux. Des investisseurs, puis des organisations caritatives de la Diaspora ont permis de financer les rêves.

Car les habitants de Yéroham ont un sens aiguisé de la créativité. La petite ville est une pépinière d’expériences novatrices. Les cuisinières de Yéroham, une vingtaine de Juives marocaines ont ouvert des restaurants dans leurs maisons et il faut réserver longtemps à l’avance pour goûter les tajines de poulet confit. Une association organise pour les juifs et les chrétiens des ateliers spirituels en plein désert, une autre propose des séminaires sur un judaïsme pluraliste. Un scientifique travaille à la création d’un parc d’écotourisme. Un grand festival de rock a lieu à Yéroham où est né un jeune groupe de rock indien, réputé pour ses sonorités énergiques.

Le melting-pot israélien dont Yéroham est un prototype pourrait-il être fédérateur, plutôt que de générer des tensions ? Les points communs sont-ils fondamentalement plus forts que les facteurs de dissension ? A Yéroham, le côtoiement explosif entre séfarades et ashkénazes, religieux et laïcs, intellectuels, riches et pauvres, s’est révélé porteur.

Le succès a cependant ses poches d’ombre, sa part d’espoirs fracassés. La coexistence avec les Bédouins du village voisin prend fin quand les bergers font brouter leurs chèvres près des arbustes du nouveau parc. Des jeunes couples ne réussissent pas à trouver un logement parce que les prix ont triplé en quelques années. Un collège académique a fermé ses portes, faute d’étudiants. Des familles pauvres sont restées à l’écart du miracle. L’endettement menace l’avenir du développement.

À la sortie de Yéroham, une piste de terre mène à un lac. Il y a quelque chose de mystérieux et de magique dans cette étendue aquatique en plein désert. Un petit barrage a été construit à la fin des années 1950 au milieu des dunes rocheuses qu’escaladent des gazelles aux cornes en épée. Lorsque les pluies sont rares, le lac est à sec ; après un hiver bien arrosé, le liquide précieux abonde et les oiseaux migrateurs se posent sur les tapis d’algues. On a même construit à proximité un plan d’eau artificiel, aujourd’hui entouré de grands arbres abritant des tables de pique-nique en bois. Au crépuscule, les habitants du désert se retrouvent dans ce lieu convivial de promenades et d’activités nautiques.

Naguère, les habitants de Yéroham rêvaient de Tel-Aviv. C’est désormais Tel-Aviv qui encense Yéroham. Ses réussites et ses rêves, son optimisme, son sens du dialogue et l’absence de cynisme de ses habitants ont mis la petite ville à la mode. « J’habite Yéroham » est devenu un label, un emblème.

Cet article a été publié pour la première fois, dans mon livre, “En direct d’Israël”, paru aux éditions Inpress.

 

Ajami à Jaffa : une réalité au fil du rasoir

Ajami est l’un des plus vieux quartiers de Jaffa, dans la banlieue sud de Tel-Aviv. Les deux tiers de ses cinquante mille habitants sont juifs, et un tiers est arabe. Rendu célèbre par le film   qui porte son nom, Ajami est un territoire de conflits enchevêtrés : de sourdes haines entre Arabes israéliens, Palestiniens et Bédouins ; des ressentiments sans espoir entre Juifs et Arabes ; des guerres fratricides entre musulmans et chrétiens. La débâcle matérielle alourdit le fardeau d’une société ravagée par les conflits communautaires. La dureté du quotidien exacerbe les jalousies entre hommes et femmes, les tensions entre parents et enfants, les conflits entre employés et employeurs.

Dans ce quartier, la drogue, la violence et la prostitution ont acquis une forme de légitimité. La tragédie des destins y est normalité. Ajami concentre à la fois les dilemmes d’un conflit interminable et les brisures sociales de la pauvreté. À quelques mètres à peine des rues mal famées, des maisons bourgeoises et accueillantes aux jardins plantés de bougainvilliers et de palmiers font face à la mer. Les rues embaument des parfums d’épices et de pain chaud. Les habitants sont affables ; certains racontent même des histoires, certes rares, d’amitiés entre voisins juifs et arabes. Il y a des mosquées, des églises, des monastères et aussi des théâtres d’avant-garde.

À la frontière d’Ajami s’ouvre la Jaffa touristique : son port, ses restaurants, ses galeries de peinture, ses ruelles centenaires rénovées. Et ses nouveaux immeubles de luxe où des familles de la Diaspora juive à la recherche d’exotisme ont acheté des appartements à des prix exorbitants. Non loin de là, une cinquantaine de familles de jeunes religieux idéalistes louent pour un prix modique des petits appartements coquets autour d’une synagogue et d’un centre talmudique, ignorant l’inquiétude de leurs voisins arabes. Le plus grand centre intercommunautaire d’Israël est établi à Ajami. Quelque deux mille Arabes et un millier de Juifs y étudient l’anglais, chantent et font ensemble de la poterie — un bel et rare exemple de coexistence, mais qui ne dure que quelques heures par semaine.

À Ajami se côtoient l’Israël des conflits et l’Israël de la normalité. Dans certaines rues, le regard croise l’Israël tranchant, déroutant, bouleversant, déchiré, presque insoutenable ; dans d’autres, l’Israël palpitant, inventif, culturel, riche et esthétique. Pour vivre, Ajami a fait, comme Israël, le choix de l’ambiguïté et d’une réalité sur le fil du rasoir.

Cet article a été publié pour la première fois, dans mon livre, “En direct d’Israël”, paru aux éditions Inpress.

 

La machine à écrire d’Amos Oz

 

Aux premiers jours du printemps 1988, je traversai le Néguev pour rencontrer Amos Oz.

Oz avait quitté Houlda, le kibboutz de ses quinze ans, pour Arad, la petite commune tranquille du désert. Il espérait soigner son fils souffrant dans cette ville de cure qui domine la Mer morte, sur les hauteurs des étendues désertiques. D’emblée, nous avions parlé du quotidien à Arad. Comment vivre dans cette localité isolée, loin du bouillon culturel de Tel-Aviv ? La réponse d’Amos Oz me rappela la célèbre formule de René Descartes : « Même si j’étais seul, dans une cellule de prison, sans un livre, sans un objet, je ne m’ennuierais pas. Je réfléchirais, je rêverais, je penserais. »

Entrer chez un écrivain, c’est un peu comme pénétrer dans l’intimité de son écriture — dans le lieu où les mots se créent, où son monde s’élabore et se dévoile. J’imaginais qu’Amos Oz me recevrait dans une pièce neutre. Il me fit entrer dans son bureau — ou, pour reprendre son expression, son « lieu d’écriture ». La pièce, spacieuse, se situait en contrebas de la maison et donnait sur un jardin d’hiver verdoyant, mais dépourvu d’horizon, comme refermé sur lui-même. Sur une table de travail, une machine à écrire attira mon attention. Oz remarqua mon regard étonné. Pendant les deux heures que dura notre entretien, il n’en dit mot. De nombreux livres s’entassaient sur les étagères ceinturant la pièce; une photo de famille en noir et blanc était posée sur la table. Oz était assis sur un siège aux proportions généreuses. Il y avait aussi un petit salon au sol couvert de moquette, et des plantes. L’ensemble baignait dans une atmosphère sereine qui me semblait pourtant magique. Ici étaient nés les livres emblématiques de l’Israël contemporain.

Oz était brillant, lumineux, spirituel — captivant. Il était surtout lucide quand il décryptait les hommes et la société de son temps. Il savait aborder un sujet compliqué et le rendre parfaitement clair. Avec aisance, il mettait à nu les complexités et les méandres d’une situation. Amos Oz était aussi chaleureux. Une amabilité parfois un peu forcée. Mais le geste, le sourire à la fois timide et rayonnant suscitaient le dialogue.

Comme si les écartèlements étaient un choix, il jonglait avec les contradictions. Tout s’entremêlait en filigrane. Une famille ancrée à droite et un engagement militant à gauche. Un écrivain laïc parlant à plaisir des choses juives. Une enfance dans un quartier pauvre de Jérusalem et une adolescence rebelle dans un kibboutz. Une famille déchirée — sa mère s’était suicidée alors qu’il avait douze ans — et une cellule familiale transcendée dans ses écrits comme dans sa vie. À première vue antinomiques, ces discordances devenaient harmonieuses au fil du propos. Un puzzle aux mille pièces éparpillées qui s’assemblent et s’emboîtent.

Oz parla de l’écriture, du rituel de la création des lignes et des mots. D’Arad à l’aube, de ses marches dans la lueur ténue qui précède le lever du jour enfoui dans la nuit, dans le désert encore endormi, encore imberbe, encore immaculé comme une source d’où jaillira peut être l’inspiration. Puis du café, chez lui, siroté avant de s’asseoir à son bureau, devant sa machine à écrire. Et des trois, quatre lignes écrites le matin, puis repensées, réécrites, rayées la fin de la journée venue. Oz parla aussi de l’hébreu, de la nécessité de vivre en Israël pour écrire, dans l’espace des consones et des voyelles hébraïques. Avec la pudeur de quelques mots épurés, Amos Oz raconta l’écriture, ce va et vient de la création, cette grande aventure de l’intérieur, cet entrechoc entre les mots, les idées et les profondeurs de l’homme.

Amoz Oz, véritable Proust de l’Israël moderne, est un grand écrivain. C’est aussi un grand conteur. Il passait avec dextérité des questions intimes aux grandes causes du monde. En l’écoutant, les banalités devenaient sublimes, les défis existentiels limpides. Je m’étais souvent demandé comment était il  devenu une sorte de prophète des temps modernes vers qui l’on se tournait quand la tempête faisait rage. Tous les écrivains talentueux ne publiaient pas des pamphlets  iconiques  à la une du Yédihot Aharonot à chaque nouveau soubresaut de la société israélienne. Cet entretien m’apporta un élément de réponse. Amos Oz parlait d’Israël avec un mélange de sévérité et de tendresse. Il témoignait d’un sens critique impitoyable tout en portant sur ses compatriotes un regard caressant, sensuel. Un amoureux averti qui ne transigeait jamais avec les règles de la clairvoyance.

Alors que nous étions près de l’escalier qui menait au portail, j’interrogeai Oz sur la machine à écrire. « Je sais, cela vous a surpris, répondit-il. Je n’écris pas avec un ordinateur, cela va trop vite. J’ai besoin du temps, des allers et retours, du grincement, de la musique, des hésitations de la machine à écrire. »

Cet écrit a été publié dans le livre, En direct de Jérusalem, Une journaliste raconte, que j’ai publié aux Editions Inpress en 2012.

Israël – Portrait de femmes, Vaan Nguyễn Thi Hong

 

Née de parents vietnamiens, Vaan Nguyễn Thi Hong est israélienne. Cette jeune femme belle et mélancolique a la colère des femmes sans racines. Elle voudrait hurler et gémir. A la fois contre le pays qui n’est pas le sien et contre la terre de ses aïeux qui lui est étrangère. Elle navigue dans la vie sans gouvernail. Un voyage au départ flou et à l’arrivée incertaine. Elle a parfois l’impression d’être un papillon qu’un ouragan emporte, une plante vivace qu’un cannibale dévore, une petite fille que l’on agresse. Le malaise des déplacés, des hommes du nulle part.

C’est en juin 1977 que Menahem Begin accueille un groupe de boat people vietnamiens sauvés en Mer de Chine, par le commandant d’un cargo israélien. Le leader de la droite vient de prendre le pouvoir après trente ans d’hégémonie travailliste et voit dans ce geste la raison d’être de l’État d’Israël. Begin se rappelle les rescapés des camps, au regard hagard, victimes de l’indifférence des nations et tend la main aux déshérités de la terre. Quelques dizaines au début, les réfugiés vietnamiens furent bientôt quatre cents. Le public israélien était enthousiaste. Israël aimait ce rôle de sauveur. Les enfants agitaient des drapeaux bleu et blanc pour accueillir les nouveaux habitants de leur ville. Des volontaires fournissaient meubles, habits et jouets. Rapidement, l’enthousiasme céda la place à une indifférence polie. Beaucoup de réfugiés quittèrent Israël. Ceux qui restent vivent en autarcie, défendant leur patrimoine culturel. Et leurs enfants, confrontés à l’histoire douloureuse de leurs parents, sont sans port d’attache. À la recherche d’une identité.

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Israël – Portrait de femmes, Ofra Strauss

Israël – Portrait de femmes, Vaan Nguyễn Thi Hong

Israël – Portrait de femmes, Hanin Zoabi

Comme une thérapie, Vaan Nguyễn Thi Hong a interprété, aux cotés de son père, son propre rôle dans le Voyage de Vaan, un film tourné au Vietnam sur la recherche pathétique d’espoirs à jamais disparus. Vaan et ses quatre sœurs ont servi dans l’armée israélienne. L’une d’entre elles s’est convertie au judaïsme pour pouvoir épouser un Israélien — un choix de convenance que Vaan a refusé de faire. Après avoir voyagé de par le monde, Vaan est revenue en Israël. Elle ne se sent chez elle, ni à Saigon, ni à New York, ni à Tel-Aviv; mais ici les mots, l’écriture, la poésie deviennent chaque jour sa raison d’être, son ancrage.

L’Israélienne dont les parents balbutient à peine l’hébreu, est devenue une virtuose de la langue. Les vers de Vaan ont un charme mystérieux. C’est une poésie authentique à la beauté dépouillée et sensuelle écrite dans un hébreu sans rigueur grammaticale, mais pur et vrai. Une langue qui échappe aux règles et jongle avec des associations étranges, créant une musicalité inconnue de la langue biblique. Vaan parle du quotidien, de la douleur, de la fragilité, de la dépression, des obsessions de ceux qui n’ont plus de pays. Elle raconte sa vie en porte-à-faux entre ses parents vietnamiens et ses amis israéliens. Elle parle du vide de l’immensité urbaine, mais aussi du bouillon de culture de Tel-Aviv. « La poésie est un hasard, j’ai commencé à écrire par solitude, pour effacer les souvenirs difficiles de mon enfance. J’étais une Asiatique proscrite  et qui rêvait d’être israélienne. Adolescente, j’ai même écrit au premier ministre pour ôter la mention “vietnamienne” sur ma carte d’identité. En vain. »

Au Café du Petit Prince, au 18 de la rue Nahalat-Benyamin, Vaan et ses amis poètes se rencontrent chaque semaine pendant des heures. Ce nouveau courant de jeunes poètes israéliens renoue avec la tradition de la poésie hébraïque du début du xxᵉ siècle. Les discussions passionnelles se terminent parfois en pugilats. Vaan et ses amis publient des poèmes dans des revues d’avant-garde applaudies par les critiques et ignorées du grand public. Vaan n’est plus vietnamienne, mais écrivaine et poétesse.

Cet article a été publié pour la première fois, dans mon livre, “En direct d’Israël”, paru aux éditions Inpress.

Israël – Portraits de femmes : Hanin Zoabi

Hanin Zoabi est palestinienne, arabe, citoyenne israélienne, députée et bête noire de la grande majorité des Israéliens.  Membre du Balad, le parti arabe nationaliste et laïc, elle côtoie la direction du Hamas, soutient l’Iran et justifie les attaques contre Israël. Célèbre depuis l’affaire de la flottille Marmara, elle est parmi les personnalités politiques les plus honnies de beaucoup d’Israéliens.

« J’ai le talent des activistes politiques : oratrice impétueuse, caractère bien trempé, coléreuse, audacieuse, passionaria et patiente. Entre le despotisme islamique, la misogynie arabe et l’occupation israélienne, j’ai pour mission de défendre les droits de mon peuple. Je n’ai qu’une peur, une seule : la faiblesse de l’homme. »

De taille moyenne, menue, vêtue d’une veste stricte et d’un pantalon cintré, portant des lunettes rondes sur un visage pâle encadré de cheveux noirs coupés au carré, Hanin Zoabi a du charme. Elle a obtenu avec mention ses diplômes en psychologie, philosophie et communication dans les universités de Haïfa et de Jérusalem. Native de Nazareth, elle a grandi dans le fief de l’aristocratie arabe, la grande hamoula des Zouabi. Ses oncles étaient des dignitaires du Royaume hachémite. Ils étaient aussi les alliés d’Israël : ils ont été maire de Nazareth, député, vice-ministre de la Santé, juge à la Cour suprême. L’un deux a même servi dans la Haganah; un autre a épousé une Juive.

« Les Arabes des Juifs. Gentils et dociles. Frottés à l’establishment israélien. Des naïfs. Comme les dirigeants palestiniens d’aujourd’hui. L’ancienne génération. Celle des passe-droits, du bon voisinage, de la coexistence d’intérêts. Les Palestiniens réprimés et conquis. Ils ont baissé la tête et se sont recroquevillés dans l’ombre. J’ai choisi un autre chemin. Je représente la génération des fiers ».

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Israël – Portrait de femmes, Ofra Strauss

Israël – Portrait de femmes, Vaan Nguyễn Thi Hong

C’était la fin de l’année à l’école primaire. Elle participait au concours de la meilleure rédaction. Les élèves juifs écrivaient en hébreu, les élèves arabes en arabe. Elle a gagné le concours.

« J’avais dix, onze ans. On m’a amenée à Jérusalem recevoir le prix des mains du président de l’État. Derrière moi flottait le drapeau bleu et blanc d’Israël. Je l’ai regardé et un sentiment étrange m’a assaillie. Ce n’était pas mon drapeau. J’aurais pu plonger dans l’amertume. J’ai choisi la lutte ».

La réalité a initié Hanin Zoabi à la chose politique. Son mentor est Azim Bashara, le fondateur de Balad, aujourd’hui réfugié dans les Émirats arabes et accusé par Israël d’espionnage au profit du Hézbolah. Elle a été attirée par ses convictions. Il a été séduit. Elle est son héritière.

« Je suis un contre-sens. Un paradoxe. Le contraire de l’archétype de l’Arabe musulmane. Une femme d’un peu plus de quarante ans non mariée, sans enfants, vivant chez ses parents et devenue l’icône de la lutte nationale arabe ! Et je parle. Je crie. J’exhorte. Je provoque. J’ignore les principes rétrogrades, les codes tacites de la tribu, les regards suspicieux des miens et les reproches des intégristes. Avant de déranger les Juifs, je dérange l’homme arabe. Dans son amour propre ».

Le féminisme ?

« Le féminisme m’ennuie. Parce qu’il est une évidence. Lorsque ma mère amenait un verre d’eau à mon père, je m’insurgeais. J’avais à peine cinq ans. Les questions sur ma vie de femme sont inutiles. La lutte essentielle est une lutte nationale. Je lutte pour que cette terre, qui n’est pas une terre juive, redevienne une terre arabe. »

Le passé juif ? La Bible ? Jérusalem, la ville du roi David ? Le Temple de Jérusalem ? Safed, la ville des Sages ?

« Il y a un passé juif. Mais aujourd’hui, il faut deux pays. La Palestine aux Palestiniens. Et Israël, un État laïc pour les Juifs et les Arabes. »

Donc, la Palestine et la moitié d’Israël pour les Arabes, et la moitié d’Israël pour les Juifs. Un pays et demi pour les Arabes et un demi pays pour les Juifs ?

« Pour vivre en paix, il faut deux pays. Les Juifs ne veulent pas la paix. Nous voulons la paix. Le Hamas veut la paix. »

La chartre du Hamas ? Les roquettes contre Sederot ?

« Un peuple qui occupe la terre d’un autre peuple n’a pas le droit de vivre en paix. »

Hanin Zoabi révolte beaucoup d’Israéliens. Elle veut révolter.

«  Je déballe. Haut, fort, violemment. Je dérange et j’aime déranger. Je m’inscris dans la durée. Le chemin sera long. J’ai de la patience. »

Pour le court terme, un dialogue ?

« Il n’y a pas de dialogue possible. Israël doit d’abord disparaître en tant que pays juif. Nous vivons dans deux pays différents. Le pays des dominants. Le pays des exploités. Je n’ai rien à céder, car nous n’avons rien. La terre, le pouvoir, les moyens sont aux Juifs. Israël a immigré chez moi. Israël, c’est mon chez moi. Avant d’être chez vous. »

Pour le présent, une étincelle d’espoir ?

« Non. »

La démocratie, la liberté d’expression, la Knesset, la médecine, la haute technologie, le soleil, notre rencontre ?

«Je n’ai rien à dire de bien sur Israël. »

Hanin Zoabi, palestinienne et israélienne, députée, parle avec conviction. Sans doute aucun. Le message est dur, le refus total, irrévocable. L’abîme, immense.

Cet article a été publié pour la première fois, dans mon livre, “En direct d’Israël”, paru aux éditions Inpress.